[Tribune] Contre la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté : pour une gauche antivalidiste du soin et de la dignité

28 mai 2025

Ce texte est publié ici comme une contribution au débat. Il ne reflète pas à ce stade une position officielle d’Égalités, mais émane de membres engagé·es dans la réflexion sur les enjeux de fin de vie, de validisme et de justice sociale. La question de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté, aujourd’hui discutée au Parlement, soulève des débats au sein même de notre association. Certain·es y voient un progrès en matière de droits individuels, d’autres alertent sur les risques d’une telle loi dans un contexte de profondes inégalités sociales, de démantèlement des soins palliatifs et de domination validiste structurelle.
Nous publions cette tribune comme une invitation au débat, au sein d’Égalités comme dans l’ensemble de la gauche de rupture et de la société. Elle propose un point de vue ancré dans une critique du validisme, du néolibéralisme et de la marchandisation du soin. Nous pensons que ces enjeux méritent d’être discutés collectivement, sans tabou ni simplification, avec la rigueur et la pluralité qui font la richesse de nos engagements communs.

Nous choisissons également de partager une autre tribune, co-signée par plusieurs député·es, notamment LFI, PS, PCF et EELV, qui propose un regard différent – favorable – sur cette proposition de loi : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/12/fin-de-vie-nous-deputes-de-differents-groupes-revendiquons-une-loi-de-libre-choix-qui-n-imposerait-rien-a-personne_6181596_3232.html

Alors que l’Assemblée nationale débat d’un projet de loi  de loi sur le droit à l’aide à mourir, incluant euthanasie et suicide assisté, une partie de la gauche reste silencieuse, voire séduite par une vision libérale de la fin de vie. Pourtant, les implications de ces textes dans une société profondément inégalitaire et validiste devraient alerter toutes celles et ceux qui aspirent à une transformation sociale radicale.

Nous affirmons avec force que ces débats nécessitent l’intervention des pensées et luttes antivalidistes. Il est temps que la gauche de rupture ouvre un espace politique et théorique à ces perspectives trop souvent marginalisées, et qu’elle prenne clairement position contre une légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté dans les conditions actuelles. Refuser l’euthanasie et le suicide assisté n’est pas un repli conservateur : c’est un acte de lutte pour une société du soin, de la solidarité, de la vie digne pour toutes et tous, valides ou non, riches ou pauvres.

Un choix faussement libre dans un monde qui abandonne

On parle de « libre choix », de « mort dans la dignité ». Mais comment ce choix pourrait-il être libre dans une société qui ne garantit même pas les conditions minimales d’une vie digne à celles et ceux qui souffrent ? Quand les soins palliatifs sont insuffisants, les soignantEs à bout, les aidantEs épuiséEs, et les personnes handicapées ou gravement malades confrontées à la misère, à la solitude, à la relégation ? Quand l’AAH, seul revenu des personnes handicapées issues des classes populaires, reste sous le seuil de pauvreté, les condamnant à vivre dans la dépendance économique et l’angoisse permanente ? Quand l’accès à un logement accessible, à des transports adaptés, à des aides humaines et techniques dignes est un parcours d’obstacles réservé aux plus informé·es et aux plus solvables ?

Le projet de loi sur la fin de vie se contente d’afficher un droit opposable aux soins palliatifs, sans en garantir les moyens réels. Il reproduit ainsi le leurre du droit opposable au logement : une promesse creuse, sans volonté politique ni ressources à la hauteur, qui masque l’abandon des plus vulnérables.

C’est là que le discours sur la liberté s’effondre. Il masque une réalité brutale : celle d’une société qui refuse d’assumer le coût et la responsabilité de l’attention aux plus vulnérables. Dans ce contexte, légaliser l’euthanasie revient à institutionnaliser une politique de renoncement collectif au soin.

Le validisme, cet impensé qui tue

Le validisme, c’est l’ordre social et culturel qui hiérarchise les vies selon leur degré d’autonomie, de productivité, de conformité corporelle et psychique. Dans une telle société, les personnes non valides sont systématiquement vues comme un poids, un coût, une anomalie. La dépendance y est vécue comme une honte, une déchéance. Comme si nous avions oublié que nous sommes en réalité tous interdépendants.

Accepter l’euthanasie dans ce contexte, c’est conduire à une solution attendue, voire incitée, pour celles et ceux dont la vie dérange l’ordre dominant. Plusieurs pays l’ont déjà montré : ce sont souvent les personnes les plus précaires, handicapées, isolées, psychiquement vulnérables, qui formulent cette demande, non par rejet de la vie, mais faute de perspective sociale vivable.

Mais le validisme ne frappe jamais seul. Il s’articule à d’autres formes de domination, notamment le racisme. Dans les services hospitaliers, de nombreuses personnes racisées témoignent d’un accès aux soins inégal et de douleurs non prises au sérieux. C’est le cas, par exemple, du « syndrome méditerranéen », encore utilisé pour disqualifier les patientEs perçuEs comme « trop expressifs », souvent d’origine maghrébine, africaine ou caribéenne. Ce stéréotype racialisant contribue à nier la douleur, retarder les soins, provoquer des pertes de chance. Dans ce contexte, comment croire que le choix de mourir serait libre et égalitaire ? Le racisme, comme le validisme, façonne la perception des corps souffrants et des vies jugées indignes. Ce que certains vivent comme un droit, d’autres risquent de l’intérioriser comme une invitation à disparaître.

Refonder la gauche sur une éthique du soin et de la justice sociale

Nous appelons les organisations qui se réclament de la gauche à sortir de leur ambivalence ou de leur silence sur ce sujet. La gauche, si elle veut défendre les droits individuels de manière réellement émancipatrice, ne peut pas les penser hors des rapports sociaux. Elle doit rompre avec le logiciel libéral qui les présente comme des choix abstraits, indépendants des conditions matérielles et des dominations. Cela suppose de reconnaître le validisme structurel qui gangrène notre société, et de ne plus détourner le regard de l’état dramatique de notre système de santé et d’accompagnement médico-social.

C’est pourquoi nous demandons un positionnement clair : non à l’euthanasie dans une société incapable d’assurer le droit à des soins et des accompagnements de qualité, non à l’extension d’un droit à mourir tant que le droit à vivre dignement n’est pas garanti.

Ce combat s’inscrit dans une perspective émancipatrice : celle d’une société qui refuse de hiérarchiser les existences, qui protège la vie dans toutes ses formes, qui déploie massivement des politiques publiques de soin, de solidarité, de présence humaine. Une société où les métiers du soin sont revalorisés, où les soins palliatifs sont un droit effectif, et où l’accompagnement de la fin de vie se fait dans l’écoute, le respect, la tendresse.

Pour un antivalidisme vivant et stratégique

Ce débat révèle une faiblesse de nos espaces militants : trop souvent, les luttes antivalidistes sont reléguées à la périphérie des priorités politiques. Or, le validisme structure l’ensemble des rapports sociaux : travail, santé, autonomie, citoyenneté. Il est un pilier du capitalisme comme de l’ordre patriarcal, raciste, écocidaire.

Nous appelons à faire de l’antivalidisme un axe structurant des programmes et stratégies de la gauche radicale. Cela passe par la prise de parole des concernéEs, en particulier celles issues des classes populaires, par la critique radicale de la norme dite d’autonomie, souvent confondue avec la dépendance, et par la réinvention de nos valeurs communes à l’aune de la vulnérabilité partagée.

Il ne peut y avoir de révolution au XXIe siècle sans soin. Il ne peut y avoir de socialisme sans une politique de vie vivable pour toutes et tous, jusqu’au bout.

Il est temps que la gauche refonde ses stratégies à partir des marges, là où la vie est le plus menacée, et donc aussi là où l’émancipation doit commencer.

Fin de vie — le scandale est dans l’abandon, pas dans l’interdit

En 2023, plus de 50 % des personnes en besoin de soins palliatifs n’ont pas eu accès à une prise en charge adaptée.
La France compte 7 511 lits identifiés en soins palliatifs pour plus de 300 000 décès par an.
Selon la Cour des comptes (juillet 2023), au moins 180 000 personnes en fin de vie n’ont pas accès aux soins palliatifs en France chaque année, faute d’organisation, de moyens et de présence territoriale suffisante.
20 départements ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs.
Dans les pays ayant légalisé l’euthanasie (Pays-Bas, Belgique, Canada), des cas d’euthanasie de personnes atteintes de dépression, de troubles anxieux ou vivant dans la pauvreté ont été documentés.
La Cour des comptes et la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP) pointent le sous-financement chronique, la désorganisation, et le manque de formation des soignants.

Odile Morin (membre de PEPS Pour une écologie populaire et sociale) Maxence Dworaczek, Madeleine Parpet, Kevin Kimbidima, Thiatlase (membres de la commission antivalidisme du NPA L’Anticapitaliste) et Frédéric Burnel (membre d’Égalités)